lundi 8 juillet 2013

L'art mis à nu au Cannet

Paul Gauguin, <i>Et l'or de leurs corps.</i>

Jusqu'à la Renaissance, on n'osait pas. Mais au XIXe siècle, quelle revanche : les peintres déshabillent la femme. Cet été, le musée du Cannet expose quelques nus célèbres. Blondeurs, roseurs et rondeurs sont au rendez-vous.

Source Le Figaro MagazinePendant longtemps, il a fallu ruser: pour peindre une femme nue, on devait pudiquement la baptiser Allégorie et elle symbolisait aussi bien la Sagesse que la Musique, la Gloire que la France. Plusieurs nus sur le même tableau? Cela devenait l'Offrande présentée par l'Amour à la Fidélité. Il y avait bien Eve, que la Bible oblige à être nue. Imparable. Les premiers artistes à peindre l'expulsion du paradis, aussi novateurs soient-ils, semblent brusquement intimidés. Masaccio en Italie, ou Pol de Limbourg en France en font le minimum: seules deux petites protubérances sur son torse rappellent qu'Eve est une femme.
Les premières Vénus de la Renaissance ne sont pas romaines, mais vénitiennes et parfaitement décomplexées: endormies dans des paysages couleur de miel (Giorgione, Bellini, Titien), la pensée de leur nudité ne les effleure pas un seul instant. Leur pose est tellement accomplie que dorénavant - et pendant quatre cents ans - les plus grands peintres du nu, Rubens, Boucher, Courbet, Renoir ne cessèrent de composer des variations sur ce thème.

Courbet surgit dans la peinture comme un ogre

Jusque-là, le canon voulu et rêvé de la femme tient pour beaucoup à la transparence diaphane de la peau. Cette civilisation de la femme blanche durera jusqu'au XIXe siècle: les premières peaux d'Orient, mulâtresses ou noires, font leur entrée en peinture avec le romantisme. Et sont signées Delacroix: il a 26 ans quand il peint sa première femme de couleur avec une audace chromatique qui précède d'au moins cinquante ans Renoir ou Matisse(La Gitane aux seins nus).
Dans l'intervalle, Courbet surgit dans la peinture comme un ogre, une sorte de Pantagruel qui dresse ses femmes nues comme des menhirs de chair. L'anecdote du Salon de 1853 est bien connue: Napoléon III, qui visitait l'exposition entouré d'officiels, s'arrêta devant une Baigneusepeinte par Courbet: «Messieurs, cette Percheronne mérite une correction», ricana-t-il en cravachant la toile. La représentation de cette nudité sans fard, débarrassée de tout prétexte mythologique ou allégorique, semblait encore insupportable. Quelques années plus tard, les mêmes badauds vont conspuer la nudité réaliste du Déjeuner sur l'herbeet deL'Olympiade Manet, mais s'extasier devant la pose alanguie et lubrique de la Vénus sortant de l'onde, de Cabanel, que son statut, enrobé de subterfuges intellectuels trompeurs, préserve de toute interprétation scandaleuse. L'Empereur va d'ailleurs acquérir la toile de Cabanel en toute bonne conscience, pour une somme faramineuse. La critique reprochait à Manet à la fois le réalisme de nus jugés offensants pour la morale et «les balbuties de son dessin» pour parler comme Huysmans. Ce à quoi Manet répliquait: «Dans une figure, cherchez la grande lumière et la grande ombre ; le reste viendra naturellement.» Comme Manet, Degas force les portes du bon goût institutionnel et impose l'image du nu au quotidien, femmes à leur toilette, gestes sans voiles, corps mis à nu. Et c'est Manet, encore, qui va inspirer Gauguin avec L'Olympia: son Eve à la tahitienne, dont la pomme est devenue une fleur, a la somptuosité d'une icône exotique.

Matisse ne commence à peindre que vers 30 ans

Deux toiles peintes en 1907 peuvent à juste titre être considérées comme le point de départ de l'art du XXe siècle: le Nu bleu de Matisse et les Demoiselles d'Avignon de Picasso, deux œuvres de rupture, deux nus. Matisse tira du nu féminin des constructions picturales qui satisfaisaient son goût de la forme et devaient l'occuper pendant une grande partie de sa vie. Le nu est ici considéré comme une fin en soi dont le caractère moderne tient aux éloquentes simplifications de la ligne. A l'opposé de la recherche obstinée qu'a poursuivie Matisse, les rapports de Picasso avec le nu se situent au niveau du conflit jamais résolu entre l'amour et la haine. Mais revenons à Matisse: aucune œuvre n'a été plus calmement mûrie que la sienne. Alors que Picasso, à 15 ans, est déjà un virtuose, c'est seulement aux approches de la trentaine que Matisse commence à être peintre. A la différence de la plupart de ses contemporains, il n'a jamais cherché à étonner, à nous imposer ses humeurs: sa peinture est pure, tranquille, équilibrée. Arcadienne. Et ses couleurs viennent remuer le fond sensuel des hommes: des odalisques, des beautés aimables, des nus décoratifs dans des bleus si francs, des rouges si vifs. Rien de tout cela chez Picasso. «Il décida, écrit Pierre Reverdy, de tenir pour rien la masse énorme de connaissances et l'expérience qu'il avait acquises et se mit en demeure de tout recommencer. Ce que Descartes avait fait dans le domaine philosophique, Picasso, sans connaître l'aventure, le renouvela dans le domaine de l'art.» Depuis la Renaissance, la peinture était une interprétation de la réalité. Mais à quoi bon copier une réalité que nos yeux suffisent à nous faire comprendre? Il fallait donc trouver un moyen de l'exprimer de façon plus convaincante. S'agissant du nu, Picasso n'a pas, comme Matisse, le génie de la courbe et du rythme ; lui est tout en angles, en cassures, en accents et, concernant la période dont traite l'exposition du Cannet, il dissèque et brise les corps avant de les restructurer (Nu sur fond rouge). Quand Picasso reviendra à la réalité, il se tournera vers la sculpture antique, les grandes statues hellénistiques et romaines qu'il avait vues en Italie, mais surtout vers Renoir, qui est mort en 1919 et dont les nudités rousses, Les Grandes Baigneuseset les portraits de Gabrielle, se retrouvent dans les recherches du Picasso de ces années-là.

Bonnard, seul avec sa femme et son chien

Bonnard, son contemporain, est un cas à part. Outre que l'Espagnol occupait le devant de la scène, Bonnard n'avait jamais rien fait pour attirer sur lui les regards. Il s'était installé dans le Midi, au Cannet, loin de tous, avec sa femme et son chien. Jamais il ne cherchera à paraître moderne si bien que l'on verra souvent en lui, à tort, un suiveur un peu attardé de l'impressionnisme alors qu'il s'agissait du plaisir de peindre, d'émerveillement devant la nature, d'amour de la couleur et de la lumière. Quant aux nus, Bonnard n'eut qu'un modèle, sa femme, dont il a varié à l'infini les attitudes, les poses, les points de vue, mais en adoptant souvent le même décor: la salle de bains (en constatant, pour la petite histoire, que l'on est passé des tubs de Degas aux baignoires émaillées).
Parfois, Bonnard et son modèle s'y croisent (L'Homme et la Femme). Le reste du temps, Marthe est seule en scène. Ce retour au nu féminin date de l'appel du nouveau siècle, d'une génération qui est aussi celle de Vuillard, Maillol (Dina à la métairie), Maurice Denis (Adam et Eve). Après la beauté sublimée et les nus de Renoir appétissants comme des pêches mûres, viendra la beauté déconstruite d'un certain art contemporain. Il ne restait plus qu'à exploiter le nu de façon rationnelle dans les médias, comme avec le calendrier Marilyn Monroe, le plus gros tirage du monde, paraît-il. Le corps nu pouvait-il encore, comme dans l'Antiquité, évoquer l'harmonie, l'énergie, l'extase, l'humilité, l'émotion?
«Le Nu de Gauguin à Bonnard», musée Bonnard, 16, boulevard Sadi-Carnot, Le Cannet, jusqu'au 3 novembre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire