samedi 28 septembre 2013

"La Fed navigue à vue... mais elle n'a pas le choix"/ Đọc báo Tribune

Interview

"La Fed navigue à vue... mais elle n'a pas le choix"

Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas, considère que la dépense publique est le seul moyen pour les États-Unis de repartir sainement.
Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas, considère que la dépense publique est le seul moyen pour les États-Unis de repartir sainement.
Pour Alexandra Estiot, économiste spécialiste des États-Unis chez BNP Paribas, la Fed navigue à vue dans la conduite de sa politique monétaire. Mais selon elle, elle remplit son rôle face à un blocage politique qu'elle juge responsable des faiblesses de l'économie du pays.
La décision de la Fed de reconduire tel quel son programme de "Quantitative easing" est-elle le signe que l'économie américaine ne va pas si bien?
Oui. En rythme, l'économie américaine a retrouvé son potentiel. Mais le retard pris pendant la récession est colossal. Pour réduire ce retard, il faudrait une croissance à 3% pendant plusieurs trimestres. Il y a une sous utilisation des facteurs de production, notamment du principal d'entre eux, le travail que l'on observe au travers du faible taux d'activité. Le total des actifs n'a que marginalement progressé de 0,3 point depuis le plus bas de 2009. Il est aujourd'hui de 58,7% des gens en âge de travailler alors qu'il était de 63% avant la crise.
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Pourquoi l'économie américaine n'arrive-t-elle pas à combler ce retard?
Le problème des Etats-Unis, c'est le revenu disponible qui ne croît pas assez à cause de la situation de sous-emploi. Quant à ceux qui ont un emploi, leurs salaires ne progressent pas assez en raison de la concurrence accrue qui règne sur le marché du travail. Il faut rappeler une règle simple : une diminution des dépenses d'un côté provoque une baisse des revenus de l'autre.
Or, on s'est lancé dans une course à la réduction budgétaire. Aux Etats-Unis, cela a commencé par une baisse de la dépense des ménages. Pour maintenir un taux de croissance assez élevé et créer des emplois lorsque les ménages dépensent moins, il faut que quelqu'un d'autre se substitue à eux. Cela ne peut pas venir des entreprises, car les perspectives de la demande ne sont pas bonnes, ce n'est donc pas le bon moment pour elles d'investir. Le faible coût du crédit ne peut rien y faire.
Quant aux exportations, elles ne représentent que 13% de l'activité des entreprises américaines. Il faudrait qu'elles croissent six fois plus vite pour compenser. C'est hors d'atteinte. Seul le gouvernement peut intervenir. Un plan de relance pour recréer une demande et en profiter pour renouveler les infrastructures, souvent vétustes, pourrait être très bénéfique à l'économie américaine. D'autant plus que grâce à la Fed, le gouvernement fédéral pourrait se financer à un coût moindre. Mais lui aussi s'est lancé dans une réduction des dépenses forcée à cause des blocages au Congrès.
Qu'est-ce qui explique que l'on en soit arrivé à une telle situation de blocage?
On a décidé dans les années 1970 que Keynes était mort, mais il ne l'est pas. Nous sommes dans une situation équivalente aux années qui ont suivi le krach de 1929. Le gouvernement a fait de la dépense publique au début de la crise, mais il craint que le gonflement de la dette fasse fuir les investisseurs. La situation grecque a fait peur à tout le monde.
A partir de ce moment là, tous les gouvernements se sont lancés dans des restrictions budgétaires. Il n'y a pas de pire bêtise. Si bien que les banquiers centraux ont été contraints de mettre de l'huile dans les rouages. Mais la Grèce est un cas particulier. Les États-Unis ont une politique monétaire à eux, ils peuvent injecter des liquidités et par exemple indirectement dévaluer leur monnaie pour regagner en compétitivité. Seulement le Tea Party a compris qu'il pouvait exister au Congrès... A cause de cela et la situation n'est pas près de changer.
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Vous n'êtes pas très optimiste…
Un jour cela repartira, mais il restera toujours un problème avec les jeunes qui seront entrés sur le marché du travail durant cette période à des niveaux de salaires bas et qui seront condamnés aux salaires faibles durant toute leur carrière.  Le chômage de longue durée dont il est souvent très dur de se relever, notamment à cause de la perte de compétence qui en résulte, demeure aussi une véritable plaie. "On le paiera demain" n'a pas hésité a affirmer Ben Bernanke, le patron de la Fed. Notamment parce qu'il peut relever le taux de chômage d'équilibre qui était de 5% avant la crise à 7 ou 8%. Et ces chômeurs supplémentaires, il faudra bien s'en occuper. Peut-être qu'à un moment la vétusté trop importante de l'appareil productif poussera à investir. Mais ce n'est pas pour tout de suite.
La Fed serait donc contrainte de réparer les dégâts provoqués par ce blocage politique...
Ce que veut la Fed, c'est le plein emploi. La politique monétaire ne peut pas tout compenser. D'ailleurs, si le gouvernement adoptait un plan de relance, il n'y aurait pas besoin du QE3. Au mieux, elle peut amoindrir le choc de l'austérité subit par l'économie américaine, mais elle ne peut pas la compenser. Pour comprendre la décision de la Fed, il faut avoir en tête son double mandat : plein emploi et croissance stable des prix. Or, il n'y a pas de plein emploi et les prix se tassent. On a une inflation durablement inférieure à 1% l'an.
De plus, on l'a oublié, mais certaines études des années 2000 soulignaient que l'indice des prix à la consommation, qui est utilisé aujourd'hui, a tendance à surestimer l'inflation. En clair, les États-Unis sont à la limite de la déflation. Même une simple règle de Taylor (qui relie directement le taux d'intérêt décidé par la banque centrale au taux d'inflation et à l'écart entre le niveau de PIB et son niveau potentiel Ndlr) suffirait à dire que c'est le moment d'assouplir la politique monétaire.
La Fed prend elle un risque en continuant ainsi à faire tourner la planche à billets?
Il y a d'énormes incertitudes liées au "Quantitative Easing", car on ne l'a jamais expérimenté. Mais si on parle d'un risque pour le futur impossible à mesurer, et que l'on a un risque aujourd'hui, il vaut mieux combattre aujourd'hui le risque d'aujourd'hui, et demain le risque de demain. Et quand bien même il y aurait un risque inflationniste, on sait le régler. Paul Volcker, le président de la Fed dans les années 1980 l'a démontré.
Lorsqu'une spirale inflationniste se met en place, les banques centrales savent comment la casser. En revanche, se pose la question du poids prépondérant de la Fed sur le marché des bons du Trésor, l'un des plus liquides du monde. La Fed craint que ces achats massifs  ne décrédibilisent ces titres. Mais elle ne sait pas bien quantifier ce risque, et donc navigue un peu à vue.

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