Caroline Thanh Hương

Peut-on laisser Auschwitz disparaître ?





Auschwitz. Aujourd’hui,
ces neuf lettres désignent par métonymie l’horreur de la Shoah, mais
cela n’a pas toujours été le cas. Successivement Oświęcim, ville du sud
de la Pologne rebaptisée par les Allemands en 1940, camp d’extermination
jusqu’en 1945, puis musée national polonais avant de devenir ce lieu de
mémoire inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco et visité par plus
d’un million et demi de personnes en 2014, Auschwitz est à un tournant
de son histoire tourmentée. Eprouvés par le temps, les vestiges du plus
grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich sont voués à
disparaître, à l’image de celles et ceux qui lui ont survécu. “Oublier le passé, c’est se condamner à le revivre”, écrivait Primo Levi, un de ses plus célèbres rescapés. Dans ces conditions, peut-on envisager qu’Auschwitz n’existe plus ?





Le lieu du martyre polonais
Laissé à l’abandon à sa
libération, Auschwitz est finalement pris en charge en 1947 par
d’anciens déportés polonais qui décident, sous l’impulsion du Parlement,
de transformer le site.Pour comprendre Auschwitz aujourd’hui, il faut connaître sa configuration historique. Car il n’y a pas un Auschwitz, mais trois. Le camp principal, Auschwitz I, ouvert en mai 1940 par Heinrich Himmler, est un camp de concentration où périrent près de 70 000 personnes. C’est sur ce site qu’est ouvert en 1947 le musée national d’Auschwitz, à la mémoire des Polonais morts dans ce camp. A cette époque, l’identité des victimes juives est totalement passée sous silence car le musée d’Auschwitz, fortement influencé par le contexte politique pro-communiste de l’époque, réduit le camp à un symbole du combat contre le fascisme.
Auschwitz devient un lieu de mémoire du martyre polonais, entièrement géré par l’Etat. Le crématorium, détruit en partie par les nazis, est reconstruit et quelques-uns des 28 “blocks” du camp sont utilisés pour exposer photos et objets découverts sur le site ou reconstituer les anciens lieux de vie des prisonniers. Depuis, peu de choses ont changé au musée d’Auschwitz. Passé la porte d’entrée que surplombe l’enseigne tristement célèbre “Arbeit macht frei” (“Le travail rend libre”), le visiteur plonge dans la vie du camp à travers une scénographie très sobre (certains diraient austère) datant des années 1950. De “block” en “block”, il prend conscience graduellement de l’ampleur du massacre perpétré en ce lieu. Parmi les vitrines les plus impressionnantes, celles qui entassent 80 000 chaussures, 3 800 valises ou deux tonnes de cheveux ayant appartenu aux disparus. Car à Auschwitz, plus que tout, c’est la masse qui fait sens.
Il n’existe presque plus de trace du troisième camp, Monowitz-Buna, utilisé comme camp de travail à partir de 1942. C’est aujourd’hui une zone industrielle que personne ne visite et où l’on fabrique, ironiquement, du caoutchouc synthétique comme pendant la guerre.






Le symbole du fascisme, mais pas de l’antisémitisme
En 1967, un mémorial international est érigé sur l’ancien camp de Birkenau, entre les ruines de deux chambres à gaz-crématoires. Dédié aux victimes du fascisme, il est inauguré sans que le mot “juif” soit jamais prononcé, comme le raconte l’ancien déporté français Robert Waitz, présent ce jour-là. En 1979, le pape d’origine polonaise Jean-Paul II donne une messe à Auschwitz sans énoncer une seule fois le mot “Shoah”. Trente-cinq ans après la découverte du camp qui a vu périr un million de juifs, ce massacre est toujours passé sous silence et le pape se contente d’évoquer les “six millions de victimes polonaises de la guerre”, sans mentionner que la moitié d'entre elles étaient juives. La même année, le musée national d’Auschwitz devient finalement "Auschwitz-Birkenau, camp de concentration et d'extermination nazi (1940-1945)", selon l'appellation de l'Unesco qui classe le site au patrimoine mondial. Les noms allemands sont conservés au détriment des appellations polonaises.



Un statut de symbole reconnu trop tard
Au fil du temps, Auschwitz s’est imposé dans la conscience universelle. Si les Polonais représentent encore un tiers des visiteurs, le site est aujourd’hui arpenté par des Sud-Coréens, des Japonais ou encore des Indiens qui viennent découvrir ce symbole du mal absolu qu’est Auschwitz. Mais voilà, lorsque le monde prend conscience au début du XXIe siècle de la dimension symbolique du lieu, qui dépasse les frontières de la Pologne et même de l’Europe, il est déjà presque trop tard. Auschwitz se meurt, faute de moyens.Face aux immenses dépenses nécessaires à la conservation des lieux, le Premier ministre polonais de l’époque, Donald Tusk, lance, en 2009, un appel à la communauté internationale. "Sauver Auschwitz-Birkenau, c'est sauver la mémoire de millions de personnes qui ont souffert et qui ont été assassinées de façon bestiale. C'est la responsabilité et le devoir de l'Europe entière", déclare le chef du gouvernement polonais dans une lettre adressée à ses pairs de l'Union européenne. Cent millions d’euros sont finalement récoltés grâce à plus de vingt-huit pays.






Restaurer le site, un travail de titan
Le défi à relever est
colossal car l’entretien du site de 191 hectares coûte des millions
d’euros chaque année. Il s’agit de maintenir l'authenticité de 155
structures de bois et de brique, en les consolidant sans les
reconstruire, et conserver des centaines de ruines et vestiges, dont
celles des chambres à gaz et crématoires dynamités par les nazis avant
leur départ. Il faut également entretenir les kilomètres de routes et
restaurer les milliers de documents et effets personnels des victimes.
Mais comment “restaurer” ces deux tonnes de cheveux entassés dans le
“block” n°5, qui ne cessent de blanchir année après année ? Faut-il les
enterrer, comme certains le préconisent, ou les conserver chimiquement,
ce qui n’a jamais été fait à Auschwitz ? Piotr Cywiński, le directeur du
musée, est formel : “Ici, nous ne montrons rien d’artificiel. Nous
n'avons pas de solution et il est probable qu'ils finiront par tomber en
poussière.”Le camp de Birkenau possédait quatre complexes de chambres à gaz et crématoires. Trois ont été détruits par les SS en janvier 1945, tandis que le quatrième avait été détruit par les prisonniers eux-mêmes lors d’une révolte en octobre 1944. Préservées depuis 1969, les ruines sont restées en l’état depuis soixante-dix ans, seulement protégées des visiteurs par un petit cordon de sécurité.

Victime de sa fréquentation




Mais le temps n’est pas
le seul ennemi d’Auschwitz. Son succès public contribue également à
fragiliser le site, dont la fréquentation a été multipliée par trois en à
peine quinze ans. Au mois d’août, où l’affluence est la plus forte, une
personne passe toutes les deux secondes sous la porte “Arbeit macht frei”
à l’entrée du musée. Les parquets d’origine des baraquements s’usent,
les murs s’effritent à force d’être frottés par les sacs à dos des
visiteurs. Certaines baraques sont fermées au public et ne sont visibles
que par de petits groupes d’études. Cela permet de limiter les dégâts
et de préserver les lieux dans leur état d’origine. Il est également
interdit de photographier les vitrines où s’entassent les effets
personnels des prisonniers afin de ne pas les abîmer davantage avec les
flashs. Cette consigne n’est que très rarement respectée par des
visiteurs qui, même lors de visites groupées, oublient les règles de
bienséance.



Redonner leur place aux vivants ?
Soixante-dix ans après la découverte des camps d’Auschwitz, l’avenir de ces lieux de mémoire se pose plus que jamais. A Oświęcim, le nom polonais d’Auschwitz, les habitants, bien vivants, revendiquent aussi le droit à une vie normale. Est-ce un hasard si les éléments de signalétique qui indiquent l’emplacement du musée sont si discrets ? Francesco Bandarin, sous-directeur général pour la culture à l'Unesco, expliquait au Monde en 2011 la complexité de la préservation d’un lieu de mémoire dans une zone d’habitation : "Le problème de gestion des alentours reste entier : les habitants voudraient avoir une vie normale, ils ne comprennent pas pourquoi tout devrait être figé. Les jeunes revendiquent une discothèque. Le débat philosophique sur la banalité du mal est acharné. Il faut étudier les choses de près, celles des vivants, et pas seulement celles des morts." Dans cette région de Pologne, certains pensent qu'il faut redonner de la place aux vivants pour prouver que la mort n’a pas gagné.

Et si Auschwitz disparaissait ?
D’autres ont des points de vue plus radicaux. L’historien néerlandais Robert Jan van Pelt fait partie d’une minorité de gens qui pensent que Birkenau devrait être laissé à l’abandon. Son idée, exposée à la BBC en 2009, est simple : lorsque le dernier survivant d’Auschwitz aura disparu, il faudra laisser le camp disparaître à son tour. Selon lui, une visite de Birkenau, “cette sorte de parc à thème aseptisé pour touristes”, ne permet pas d’appréhender ce que ces hommes et ces femmes y ont vécu. “Un million de personnes ont littéralement disparu. Ne devrions-nous pas confronter les gens au néant de ce lieu ?”, demande Robert Jan van Pelt, qui prône une expérience du vide plutôt qu’une expérience en toc faite de rafistolage.Dans Nuit et Brouillard, le texte de Jean Cayrol évoquait déjà la vacuité des vestiges du site : “De ce dortoir de brique, de ces sommeils menacés, nous ne pouvons que vous montrer l’écorce, la couleur (...). Aucune description, aucune image ne peuvent leur rendre leur vraie dimension, celle d’une peur ininterrompue.”


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