Mon père Mischa Aznavourian et ma mère Knar Baghdassarian apatrides de passage en France, attendaient un visa pour les USA avec une enfant en bas âge, ma sœur Aida
née en Grèce durant ce périple. Tout ce petit monde n'aurait jamais
imaginé qu'il s'installerait pour toujours ici. Ma naissance un 22 mai
1924 dans un hôpital du 5ème arrondissement rue Assas devait changer le
cours de nos vies.
Mon père, un être merveilleux et fantasque, travailleur
mais piètre homme d'affaire était plus doué pour pousser la
chansonnette que pour diriger un commerce. Il ouvrit son propre
restaurant rue Mr Le Prince où il eut la bonne idée d’engager un
orchestre hongrois qui lui coutait souvent plus que sa recette étant
donné qu’il offrait le couvert aux étudiants sans le sous de l’école de
médecine et faisait crédit aux amis de passage. C'est pour cette raison
que l'aventure ne dura qu’un temps.
Ma mère de formation littéraire trouva des petits
emplois comme couturière. Mais leur passion à tous deux était le
spectacle. Avec leurs amis émigrés, ils montaient des représentations
pour la diaspora. Mischa et Knar étaient toujours heureux et positifs.
Ma soeur et moi avons très vite quitté l'école mais
j'ai toujours été très fier de mon seul et unique diplôme de certificat
d'études.
Il m’aura fallu attendre encore soixante-dix ans pour en obtenir un second et me retrouver doctor honoris causa
de plusieurs universités à travers le monde; une de mes grandes fiertés
moi qui ma vie durant me suis toujours senti complexé par mon manque
d’enseignement. Nous avons rejoint les bancs de l'école du spectacle. Ma
sœur et moi courions le cacheton, faisant une apparition dans des
pièces de théâtre, çà et là.
Mon père s'engagea comme volontaire dans l'armée française pour remercier ce pays qui l'accueillait.
Ce fut une drôle de guerre où il se retrouva assez vite
à rendre les armes qui pour lui consistaient en une batterie de cuisine
car il avait été assigné aux cuisines pour la troupe des engagés
volontaires étrangers et apatrides comme lui. Mais c'est en revenant que
son vrai courage naquit puisque durant toute la guerre il hébergea et
cacha plusieurs émigrés russes arméniens et juifs d’Europe. J'étais
alors adolescent et je côtoyais les Manouchian et de grandes figures de
l'affiche rouge.
C'est à la sortie de la guerre que ma carrière prit son
envol. J'avais connu dans mes cours un jeune homme dégingandé, Pierre
Roche, un pianiste hors pair; ensemble nous commençâmes à composer pour
nous puis pour les autres quelques chansons.
Nous avions vite trouvé en Monsieur Raoul Breton et son
épouse, surnommée « La Marquise » par leur protégé Charles Trenet, une
aide précieuse. Grâce à eux nous avons été introduits à tout ce qui
comptait dans la chanson française et surtout Edith Piaf pour qui
j'écrirais quelques titres et dont je serai le complice durant plusieurs
années.
Entre nous est née une amitié très forte sans doute à
cause de notre passé d'enfant de la balle. Elle nous conviera à une
tournée aux USA entre 1947 et 1948. Pierre et moi finîmes par nous
installer pour quelque temps au Québec.
Ma première fille Seda naquit le 21 mai 1947.
Notre duo avec Pierre marchait bien; nous enregistrâmes
nos 6 premiers 78t à Paris puis au Québec, mais j'avais le mal du pays
alors que Pierre décida de rester à Montréal. Nous avions fait ensemble
plus de 40 semaines de concert au Faisan Doré à raison de 11 spectacles
par semaine et nous étions des vedettes locales. Par contre personne ne
nous connaissait en France et tout était à recommencer, de plus en solo.
C'est à cette époque que je rencontrai Gilbert Bécaud en 1950 chez Edith Piaf.
Je commençais à me faire un petit nom mais plus en tant
qu’auteur-compositeur. Ce fut une période merveilleuse même si les
critiques étaient cruels. Quels sont mes handicaps ? Ma voix, ma taille,
mes gestes, mon manque de culture et d'instruction, ma franchise, mon
manque de personnalité. Ma voix ? Impossible de la changer. Les
professeurs que j'ai consultés sont catégoriques : ils m'ont déconseillé
de chanter. Je chanterai pourtant, quitte à m'en déchirer la glotte.
D'une petite dixième, je peux obtenir une étendue de près de trois
octaves. Je peux avoir les possibilités d'un chanteur classique, malgré
le brouillard qui voile mon timbre. De la ténacité j'en ai eu, et elle a
payé.
En 1952 j’ai même postulé en vain pour remplacer Marc
Herrand qui avait quitté les Compagnons de la Chanson. Je fus refusé
presque à l'unanimité. Cependant je resterai en très bons termes avec
eux et serai le parrain de la fille de Fred Mella, Laurence, qui naîtra
quelques années plus tard. Fred restera mon meilleur ami.
L’année 1956 marque un premier grand élan dans ma vie
de chanteur. Lors d’un récital à Casablanca, la réaction du public est
telle que je suis aussitôt propulsé au rang de vedette. Pour ma première
à l'Olympia, j’écris Sur ma vie (1956), qui deviendra mon
véritable premier succès populaire. De fil en aiguille, les contrats se
succèdent, et, après un autre passage de trois semaines à l'Olympia, ma
carrière prend définitivement son envol à l’Alhambra, où je crée Je m’voyais déjà (1960).
Lors de cette soirée du 12 décembre 1960, après sept chansons interprétées devant un public froid, je sors mon dernier atout : Je m'voyais déjà,
qui raconte l'histoire d'un artiste raté. À la fin de la prestation,
les projecteurs sont braqués sur le public. Aucun applaudissement. En
coulisses, j'étais prêt à abandonner le métier. Retournant saluer une
dernière fois, je vois la salle de l'Alhambra, le public debout sous un
tonnerre d'applaudissements. C'est un triomphe. Enfin à trente-six ans.
En parallèle avec ma vie de chanteur je pris part dans de nombre de films durant cette période.
Cette décennie fut pour moi le début de ce qui sera mon lot de bonne fortune: Tu t’laisses aller (1960), Il faut savoir (1961), Les comédiens (1962), La mamma (1963), Et pourtant (1963), Hier encore (1964), For Me Formidable (1964), Que c'est triste Venise (1964), La Bohème (1965), Emmenez-moi (1967) et Désormais (1969). Ces chansons font pour la plupart référence à l’amour et au temps qui passe.
Mon beau-frère, Georges Garvarentz, un homme de grand talent qui composa beaucoup de belles musiques pour moi.
Avec le succès, vint la stabilité affective : en 1968 j'épousai Ulla avec qui je suis toujours marié.
Grâce
à elle je pus me poser et tirer un trait sur la cour de parasites qui
m’entourait. Ensemble nous avons eu trois enfants. En 1969 naquit notre
fille Katia.
Puis un an et demi plus tard ce fut la naissance de notre premier fils Mischa. Nicolas naîtra en 1977.
En 1972, j’écris la chanson Comme ils disent,
qui, première du genre, traite de l'homosexualité de façon sérieuse et
sans dérision. Mon entourage de l'époque me déconseilla de l’interpréter
au risque de dégrader mon image. Je décidai néanmoins d’en courir le
risque car ce sujet me tenait à cœur et méritait que je prenne position.
En 1976 je décidai de prendre toute ma famille et de
m'installer en Suisse à cause d'un mal entendu entre les médias,
l'administration et moi. Après m’avoir plumé j’obtins un non lieu,
faisant de moi un homme neuf. J'ai toujours été un bâtisseur et sans
doute que le fait de tout recommencer à zéro fut pour moi un moteur.
À partir de 1977 je fus beaucoup sur les routes, privilégiant les
concerts à l’étranger. En 1982 nous partîmes nous installer, ma petite
famille et moi, aux USA. D’abord une année à Los Angeles, puis à
Greenwich dans l’État du Connecticut à proximité de New York. En 1984
nous rentrions de nouveau tous en Suisse.
Le terrible tremblement de terre de 1988, qui frappa l'Arménie, fut
aussi un bouleversement dans ma vie. Ayant toujours été très proche de
ma famille, vénérant mes parents plus qu’il n’est imaginable, et bien
que je sois français avant tout, l’Arménie et les Arméniens sont dans
mon cœur comme dans mon sang. Il était impensable que je reste les bras
croisés devant tant de malheur et de malchance. Entouré de quelques
fidèles, nous avons remué ciel et terre pour faire le nécessaire très
rapidement. En montant La fondation Aznavour pour L’Arménie nous n’avons
cessé de soutenir notre pays d'origine. La chanson
Pour toi Arménie
(1989), enregistrée avec Georges Garvarentz et la collaboration de plus
de quatre-vingts artistes, se hisse au sommet des hit-parades. Je veux
préciser que non seulement j’ai reversé les droits du disque mais aussi
les droits d’éditions, tout confondu. Ce qui n’est pas le cas dans tous
les projets de ce type. Si je dis cela c’est que j’ai été très peiné
lorsque des personnes publiques m’ont accusé de malversation. Je trouve
cela bas et blessant. Aznavour pour l’Arménie est une fondation qui
tient surtout par l’argent que nous avons versé personnellement.
En 2001, mon nom est donné à une place dans le centre d’Erevan, la
capitale arménienne, sur la rue Abovian, par les autorités du pays. Une
statue est même érigée à Gyumri, la ville d’Arménie la plus touchée par
le séisme de 1988.
En 1995 j’ai racheté, avec Gérard Davoust, les éditions musicales
Raoul Breton, celles qui m’avaient mis le pied à l’étrier presque
cinquante ans auparavant. Il s’agit pour moi de continuer de faire vivre
et de promulguer le talent des auteurs-compositeurs francophones de
talent. Mais surtout j’ai le grand plaisir d’être devenu l’éditeur de
mon poète favori, Charles Trenet.
Il m’aura fallu attendre la fin de siècle pour me consacrer à
l’écriture de livres en commençant par un premier recueil de nouvelles,
Mon Père ce géant.
J’y abordais des thèmes familiaux parfois sensibles, parfois drôles.
Puis, petit à petit, page après page, je me mis à écrire ma biographie
d’abord, puis divers ouvrages autobiographiques en cherchant à partager
mon expérience et mes pensées intimes sur ce métier que j’aime tant. J’y
ai pris goût de plus en plus, trouvant dans ce travail de longue
haleine un plaisir bien différent de celui de la chanson.
Le 26 décembre 2008, le président de la République d'Arménie, Serge
Sargsian, me confère la citoyenneté arménienne et en février 2009,
j’accepte le poste d'ambassadeur d'Arménie en Suisse. Le 30 juin 2009,
j’ai présenté mes lettres de créance à Hans-Rudolf Merz, le président de
la Confédération Suisse. J’occupe également le poste de représentant
permanent de l'Arménie auprès de l'ONU à Genève. Je ne dis pas ça par
vantardise, mais avouez que pour un fils d’émigrés sorti de l’école avec
pour tout bagage un certificat d’étude en poche, c’est étonnant.
Pendant mes quatre-vingts années ans de
carrière, j’ai joué dans plus de soixante films, j’ai composé plus de
800 chansons, chanté dans six langues différentes. Mais surtout tout ce
que j’ai fait je l’ai fait avec amour et sérieux, bien que je me sois
toujours amusé, je l’ai fait dans le respect de mon public et de mes
valeurs.